Le Bataclan
Vendredi 22 juin 2018, il est 17H30, je pars de chez moi, direction Strasbourg, pour une formation, je dois prendre un train, je laisse ma fille, un peu pressée, un peu stressée. Je passe devant le Bataclan, comme d’habitude, comme souvent. J’habite à 4 minutes du Bataclan, c’est mon repère, c’est mon quartier, Paris 11ème. Quand je prends le taxi, je dis 3bis passage Saint Sébastien, et quand ils ne connaissent pas, j’ajoute, près du Bataclan. Déjà avant, souvent, ils savaient mais maintenant, pas d’hésitation.
Avant ? Avant oui, avant le 13 novembre 2015, avant les attentats. Avant l’attentat. De Paris. Du Bataclan. De mon quartier. De nos vies. Les attentats de Paris sont toujours dans mon esprit, pas dans mon quotidien, ça, dès le 15 novembre 2015 déjà, ils n’y étaient plus, le 15 novembre 2015, je suis sortie dans la rue, j’ai allumé une bougie au Bataclan, je suis allée prendre un verre en terrasse, dans le 11ème, ma ville, mon quartier, ils n’auront pas ma haine, ils n’auront pas ma liberté. Non, pas dans le quotidien mais dans la psyché, dans ma psyché, ils sont présents, les attentats, souvent. Parce qu’un de mes amis chers étaient là-dedans, au Bataclan, dans cette salle, enfermé, et que quand je le vois, je me dis c’est là. Et puis, j’écris un roman, sur le fond des attentats, Tant qu’il y a de l’amour, parce que tant qu’il y aura de l’amour, il y aura de l’espoir. Et puis, chaque fois que je passe devant le Bataclan, très souvent, j’y pense. Ce lieu est marqué, de ça, de son histoire, de ces images, en boucle, à la télévision et en vrai, j’y étais, un peu tard, heureusement, et, si je n’ai pas pu aller dormir chez moi, j’ai vu mon quartier bouclé. Et puis, les documentaires. Et puis, la fascination. Comment comprendre ? Donner un sens ? Attirance et répulsion. Le Bataclan. Les attentats. Allah Akbar. Et puis, le magnifique livre de Philippe Lançon, Le lambeau, Charlie Hebdo, quelques mois avant, Paris 11ème, toujours mon quartier. Même si le Bataclan a relégué Charlie au rang de vieux combattant, il est de fait son frère ainé. Mon quartier. Le terrorisme. L’islam. Intégriste. Paris est une fête. Même pas peur. Je n’ai jamais eu peur, ni de sortir, ni de faire la fête, ni de l’islam. Pas intégriste. Les arabes, les musulmans, les arabes musulmans, les arabes juifs, ma mère, l’Égypte, le Maroc, ma fille. Non, je n’ai jamais eu peur, de pas grand-chose en fait, et surtout pas des autres, de l’autre, des hommes, des femmes, parce que quand j’ai peur, j’ai trop peur, alors autant ne pas avoir peur. Quand le drame, la terreur, la mort, peut survenir n’importe où, n’importe quand, comme au Bataclan, comme quand j’étais enfant, tu apprends à ne pas avoir peur, à n’avoir de rien, parce que sinon, il te faut avoir peur de tout. Il me reste la peur du jugement. Parfois. Un reste d’enfant.
En tout cas, ce vendredi 22 juin 2018, je passe devant le Bataclan, il y a des barrières de sécurité, il y a des gens, comme souvent. Mais, cette fois, je m’arrête. Quoi ? Pourquoi ? Parce que ce sont des arabes, à priori des musulmans, je me retrouve d’un coup au Maroc, dont je reviens, avec ma fille, entre jeans et djellabas, toutes les femmes sont voilées, pas le visage, non, mais les cheveux cachés et les hommes sont basanés. Et je me retourne, je regarde instinctivement le nom du concert ? De la programmation ? De la soirée ? En lettre capitale sur le fronton au-dessus de la porte. La voix de la liberté. La voix de la liberté. Je me demande ce que c’est ? La liberté. La voix de la liberté? Une revendication islamique ? J’ai honte, un peu, c’est une vérité, je me suis dit d’un coup, quand même, ce n’est pas un rassemblement politique islamique, au Bataclan ? Ils n’auraient pas fait ça ? Ce n’est pas possible. Impossible. Ça me prend comme ça. Je dois dire que je ne m’attendais pas à ça de moi. Mais j’ai appris à ne pas avoir peur de mon ambivalence non plus. J’ai appris et cet apprentissage fut l’un des plus rudes de ma vie. Dur de sortir du binaire. Bien. Mal. Les méchants et les gentils. Peur. Même pas peur. J’ai appris. Je constate, je vois, que la voix de la liberté, avec des français, d’origine arabes, peut-être musulmans devant, qui attendent pour entrer, pour moi, et le lavage de cerveau de l’actualité, depuis les attentats, ça veut dire un rassemblement de gens contre l’état d’Israël, je jure que c’est ce qui m’est venu, moi qui suis juive et musulmane, d’origine égyptienne, avec une fille marocaine. Elle a un visa long séjour. C’est ainsi. C’est la vie. La question de la kafala, l’adoption, islamique, selon la loi islamique. Que la France ne reconnaît pas avant 5 ans, c’est comme ça. En tout cas voilà, je me retrouve face à moi. Mais je n’ai pas peur, alors, je regarde encore, ces visages que je connais, qui me sont familiers, du Caire à Tanger, je regarde encore, ce titre, La voix de la liberté, c’est beau, la voix de la liberté, je pense à Jean-Paul Sartre, aux chemins de la liberté, à ma fille et je demande, à un jeune homme, c’est quoi ? C’est pourquoi ? Un concert de quoi ? Un rassemblement? Une conférence? Le jeune homme me regarde, une fraction de seconde interloqué. Je vois, son ambivalence à lui, qu’est-ce qu’elle me veut, de quoi elle parle, pourquoi elle me demande ça, ça va jouer contre moi, française raciste, il n’a pas tort dans nos ambivalences réciproques. Je ne me suis jamais sentie raciste, je n’ai jamais fait de généralités autres que celle-ci, que je n’en fais pas, et pourtant, associer la voix de la liberté et une file de gens arabes à la libération du joug de l’occident, aux attentats, n’est-ce pas déjà une forme de racisme? De la pensée ? Si, je crois bien que si. Et je souris au jeune homme parce que je sais, je sens, qu’il y a une chose à demander, une chose à dénouer. Que de toutes façons, ce ne peut pas être mauvais. Ce qui se passe là. Tout ce qui pose question est bon. N’est-ce pas ? Si. Oui, je crois. Il hésite. Il continue peut-être à se dire qu’est-ce qu’elle me veut celle-là? Ou plus simplement de quoi m’accuse-t-on ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Comment font ces hommes, ces femmes, jeunes ou vieux, d’origine arabe et musulmans, pratiquants ou non, ou pas, pour vivre en France depuis les attentats ? Comment ne se laissent t’ils pas empoisonner par la culpabilité ? Quelle association font-ils immédiatement quand une française leur demande, c’est quoi la voix de la liberté ? Je vois dans les yeux de ce jeune homme l’habitude d’être montré du doigt. Il pense peut-être, lui aussi, soudain, aux attentats. Je lui souris à nouveau. Tout va bien, je veux juste savoir. Je pressens que j’ai un texte à écrire. Il me dit que c’est un concert de plusieurs chanteurs en hommage à Lounès Matoub, un chanteur kabyle mort. J’adore la culture kabyle, leurs yeux verts, clairs, leur peau pareille. Ma fille a les yeux bleus. Gris. Clairs. Comme sa peau. Comme une évocation de la Kabylie. Je souris. Merci.
Je me dis que c’est incroyable, incroyablement génial, de vivre dans un pays qui permet ce genre de chose, un rassemblement hommage à un chanteur kabyle au Bataclan, lieu où a eu lieu un attentat terroriste pour un mouvement islamique intégriste. Un attentat dont tout le monde sort perdant, les français, les arabes, les musulmans, ou pas, tous ceux qui sont pour la liberté en tout cas. De penser. De parler. D’agir. De chanter. Lounès Matoub. Je ne connais pas ce chanteur, je ne sais pas pourquoi il est mort, ni quand, voilà, de quoi est fait l’esprit, de suppositions, basées sur une réalité d’actualités, une réalité faussée, j’imagine que c’est un chanteur qui vient de mourir, assassinés par des intégristes justement, parce que les tolérants sont encore plus dangereux quand ils sont de leur camps. Et je trouve ça bien, oui, que ce concert hommage lui soit rendu ici. Je pense que la démocratie n’a pas de prix. Que nous avons tous des attentats dans l’esprit, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, ceux que nous avons provoqués ou ceux que nous avons subis, et ceux qui nous ont seulement, et c’est déjà beaucoup, pollué l’esprit. Justement. Lounès Matoub. Il n’est pas mort récemment mais il y a 20 ans. Il a bien été assassiné. On tue les voix de la liberté, ça ne date pas d’aujourd’hui. Il défendait les opprimés, la tolérance, la liberté. On l’a tué. Au nom de qui? Pourquoi ? Bien avant les kalachnikovs il y avait déjà Allah Akbar détourné. Et des morts au nom de la liberté. Lounès Matoub ou Cabu, Wolinsky, ou Charb, la différence au Bataclan c’est que c’était des innocents, du moins des qui ne revendiquait pas la voix de la liberté. Ils ont quand même été assassinés. Pour un peu, j’aurais bien assisté au concert, si je n’avais pas dû m’en aller.
J’ai dit merci 3 fois, au jeune homme aussi, sans doute un peu pour m’excuser, de mes mauvaises pensées. La liberté n’a pas de nom. Elle n’a pas de religion. Sinon la sienne. Pardon. Alors je vais continuer à écrire. A penser. A réfléchir. Pour que soit possible d’autres voix que celle des clichés, des généralités, pour que soit la paix. La liberté. En moi. Dans le monde. Au Bataclan. En France. Et dans mon cœur. Celui de mon voisin, de mon ami, de ma fille, de son pays, et le mien, de celui de ma mère, le mien aussi, de celui de mes pairs, d’Israël et de Palestine, d’hier et de demain aussi, parce qu’en moi tout ça, les arabes et les français, les musulmans et les juifs, les femmes voilées et les emperruquées, celles qui se battent pour leurs droits et leurs libertés, les hommes violeurs, de guerre ou de leurs femmes, de leurs enfants parfois, ceux qui défendent les lois, ceux qui chantent le droit à être libres, à se libérer, en moi, mon ami, un rescapés, comme moi, un jour, c’est lui qui me l’a dit, nous sommes des rescapés, en moi, les attentats, publiques et privés, à la pudeur et toujours à la liberté, en moi, la victime, le collabo et le résistant, le terroriste et le raciste, les femmes dévoreuses et les filles dévorées, en moi, le Bataclan et Jérusalem, carrefour de la mort et de la vie, du sacré, et puis, l’amour, toujours, tant qu’il y a de l’amour, il y a des possibilités, de donner de la voix, d’œuvrer, pour la liberté.