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Nouvelles du monde

Braderie chic

Braderie chic. Tout à 5 et 10 euros. C’est bien. C’est chic. C’est dans mon quartier. C’est en face de chez moi. Le Marais. A l’étage. Un portant. Tout à 5 euros. Soudain, une jeune fille attire mon attention. Je ne sais pas pourquoi. Elle cherche une jupe. La vendeuse, une jeune fille, elle aussi, lui répond. Elle a des jupes. Toutes à 5 euros. Vous avez quelle taille ? J’ai du 36/38. Vous faites quelle taille ? La jeune fille est jolie. Un petit visage adorable et des cheveux blonds. Une beauté classique. Douce. Elle fait la moue. Dure. Je fais du 34/32. Genre. Ça ne se voit pas ? Vous me prenez pour qui ? Je ne fais pas du 36. Encore moins du 38. Je ne suis pas énorme. Vous n’avez pas remarqué ? Je suis mince. Mince. Je n’avais pas remarqué ses bras décharnés. Elle est perdue dans une large robe noire, très large. Au moins une taille 42. Non. Ça ne se voit pas qu’elle est mince, cachée dans cette large robe noire mais, à voir ses bras, elle est plutôt maigre. Je remarque, dans son dos, dans le décolleté de sa robe, la marque de son soutien-gorge de maillot de bain. Je souris. Je n’aime pas trop les marques de maillots de bain. Mais chacun ses goûts et surtout les effets de mode. A mon époque. Je souris. A mon époque, les marques de maillots de bain, ce n’était pas chic. Ça doit l’être aujourd’hui. Je fais du 34/32. Plutôt du 32. La vendeuse sourit. Elle, on voit qu’elle est mince, moulée dans son jean et son tee-shirt. Elle sourit. Triomphante. Elle se tourne légèrement. Fière. Essayez. Je sais. Je n’ai pas de fesses. Je n’ai pas de fesses ? Comme un triomphe ? Alors c’est chic de ne pas avoir de fesses ? Je pense, fulgurance, à cet homme qui m’a dit que j’avais de belles fesses, plus « en formes » que toutes celles qu’il connaissait. Je pense que ça m’a gêné. L’effet de comparaison, même par la positive, me dérange. Pourquoi comparer ? Chacun est ce qu’il est. Chacun sa beauté et ses goûts. Quant à la mode, elle change. Ensuite, elle se brade. Tout à 5 et 10 euros. La jeune fille taille 32 se durcit encore. Elle regarde les fesses de la vendeuse. Genre. Vous n’avez pas vu, je n’ai pas de fesses du tout. Vous, vous pouvez encore vous assoir sans avoir mal. C’est incomparable. Vous êtes grosse. Je suis mince. Je ne suis pas assez mince ? Vous pensez que je suis aussi grosse que vous ? Je ne mangerai qu’une pomme à midi. Pas deux. Voila. C’est dit. Et je ne regarderai pas ces jupes. Certainement pas. Qu’elles me plaisent ou pas. Je ne me braderais pas. Pas un 36. Même à 5 euros. J’entends tout ça sur son visage. J’entends le jugement, le dégoût, la peur, la culpabilité, la honte et puis le mépris. Je me dis qu’elle est jolie. Elle s’en va. Je me sens triste. Si triste. Je la regarde partir, si jolie dans sa robe large et sans forme, noire, avec ses jambes comme des allumettes qui dépassent, ses grosses chaussures lourdes aux pieds. Elle est un poids plume, elle semble peser une tonne. Il y a sa marque de maillots de bain qui l’allège un peu. Je ne sais pas pourquoi. Parce qu’elle me fait sourire sans doute. Elle fait comme un sourire dans son dos. Je me dis tout ça pendant qu’elle s’éloigne. Et je me dis aussi qu’elle doit être jeune. Quel âge a-t-elle ? Je pense à ça.

Je pense à ça et je me demande qu’elle est cette société qui fait que les jolies jeunes filles veulent disparaitre dans leur taille 32 et de larges robes noires ? Je me demande ce que vaut la beauté réduite à des fesses taille 36 qui n’existent pas ? Je pense à ça. Je pense à cette vision du corps morcelé, soupesé, palpé, évalué, bradé pour 5 ou 10 euros. Je pense que le corps est devenu un objet. De consommation. Il doit disparaitre, se contorsionner, se sacrifier, se conformer. A des modes éphémères. Et si ça ne va pas, il est méprisé, jeté, implanté, transformé, soumis, pour beaucoup plus cher, à coup de silicones et d’injections, de régimes et de sport. Mon corps est à moi. Mon objet. Je te veux. Je te hais. Je pense à ça en voyant la jolie jeune fille s’éloigner. Je suis triste. Je pense à mes fesses. Grosses ? Pas grosses ? Musclées ? Je ne sais pas. Je m’en fous. Ce sont mes fesses à moi. Je ne me suis pas toujours aimé. J’ai appris. J’ai compris. Je sais. Que la beauté est le regard. L’amour. Qu’on porte sur soi. Sur les autres. Je pense à mes amies qui comptent leurs kilos et leurs rides. Elles comptent, évaluent, soupèsent, leurs kilos, leurs rides, leurs paupières et leurs seins qui tombent. Elles sont belles. Elles se bradent. Dans leur miroir, elles ne valent pas plus de 10 euros. Je pense au fait qu’avant Kate Moss, j’étais très mince. Je pense à mes jolis seins pas si petits mais pas gros non plus, ce sont les miens et je les aime bien. Je pense qu’après Kate Moss, je suis devenue grosse. Je pense à mes fesses. Je suis cambrée, callipyge. C’est comme ça, je n’ai pas choisi, c’est ma morphologie, un reste de l’Égypte de ma mère. Et c’est très bien ainsi. Je pense à mes rides que j’ai découvertes le jour où une amie bien intentionnée me l’a dit. Je pense à mon amie si belle, à qui un homme a dit qu’elle était belle, ce qui est la vérité, et qui a été touchée, ça devait être vrai, puisse qu’elle n’était pas maquillée. Je pense que je ne me maquille jamais ou très peu. J’ai envie de me reconnaitre le matin et de me trouver belle ou pas, c’est juste moi. Je pense à cette amie qui m’a dit que j’avais un visage particulier. Mais c’est quoi particulier ? Par rapport à quelle norme ? Quelle mode ? Quel critère ? Cette amie a un visage ovale, le visage d’une femme d’Ingres, les formes en moins. Elle fait une taille 34/32. L’odalisque est-elle trop grosse ? Les prostituées de Schiele sont-elles trop particulières ? Le nez de Cléopâtre a changé le monde. Était-il trop grand ou trop petit ? Je pense à ça. La jeune fille continue de regarder les portants sans les voir. Elle a bien compris qu’ici, rien n’était à sa taille. Ici, on brade. Elle, elle ne se brade pas, elle se donne. Au dictat d’une société qui évalue, soupèse, juge les femmes à l’aune de la perfection, un idéal de perfection, une perfection illusoire, sans formes ou juste là où il faut, sans rides, sans poils et sans odeurs. Je pense à mon amie qui s’est fait refaire les seins 3 fois et ce n’est pas fini. La même qui m’a dit que je devrais me faire refaire les dents. Je pense à une amie qui se les ait faites blanchir et n’ose pas le dire. Je pense à cette autre qui s’est fait refaire les paupières et qui continue de scruter, regarder, les siennes et celles des autres, évaluer, comparer, justifier qu’elle a eu raison mais ce n’est pas assez. Elle continue de se trouver laide, alors qu’elle est si belle. Je pense à une amie qui parle des PFGS, pas de fesses gros seins, un corps qui n’existe pas dans la nature, un corps inventé par la société. Je pense que les hommes sont eux aussi de plus en plus soumis. Je pense à cet ami qui pense que je ne suis pas objective quand je lui dis qu’il est beau alors que oui je le suis. Plus que lui. Je le vois dans l’ensemble. Dans l’ensemble, il est beau. Peut-être pas selon les critères de la publicité. Mais oui, il est beau. Je suis objective. Je le vois comme sujet et pas comme objet. Lui est subjectif, il se voit comme objet, dans le détail. Dans le détail, il se trouve laid. Dans le détail, un nez, une oreille, une bouche, une paupière, tout est laid. C’est dans l’ensemble que les gens sont beaux. Je pense à ça. Et je suis triste. Je suis triste de ce regard qui scrute, évalue, soupèse la beauté à l’aune d’une société qui scrute, évalue, soupèse, juge, critique tout ce qui n’est pas performant, conforme à la mode du moment. La perfection du papier glacé, à coup d’injection, de crème, de régime, de yoga et de méditation. Parce que pour nous même le recueillement doit être performant. Il faut contraindre, gérer, contrôler. Le corps et sa vie. Être parfait. Je pense à tout ça. Je pense à cette jeune femme qui se fait faire des injections pour ne plus transpirer. Je pense à cette autre qui s’est faite entièrement épiler. Qui n’a pas vu ses poils pousser. Qui sera toujours une petite fille. Parce que qu’on le veuille ou non, les femmes ont des poils et les petites filles non. Je pense à cette jeune fille taille 32. Je me demande quel âge elle a ? Je ne sais pas pourquoi. Je me demande quel âge elle a. Je pense à tous ces enfants à qui on n’a pas dit qu’ils étaient beaux et qui deviennent des grands en tourment. Je pense à cet homme qui m’a dit que si on disait à un enfant qu’il était beau, il risquait de « tomber dans l’égo ». Je pense à toutes ces failles narcissiques qui provoquent des comportements égotiques. L’égo n’est là que quand on est blessé et qu’on s’évalue, se soupèse, se compare, pour se rassurer. Si tout le monde se trouvait beau, il n’y aurait plus d’égo. Je pense à cette société de consommation et à ses nouveaux monstres, ses nouvelles maladies car si je, mon corps est un objet de consommation, je, me prends, jette l’autre, comme un vieux kleenex usager. Je pense que les modes passent. Je pense à la définition du beau selon Baudelaire, qui portait bien son nom. Le beau est ce qui traverse le temps. Les femmes d’Ingres, l’Odalisque, les prostituées de Schiele et le nez de Cléopâtre. Je pense à tout ça et je n’achète rien. Je ne regarde rien en fait. Je passe près d’un portant taille 42/44. La vendeuse dit ça sans sourciller mais l’air de s’excuser. Tout à 5 euros. D’accord. C’est trop. Je sors.

Devant la sortie, je croise la jeune fille taille 32. Elle n’a rien acheté non plus. Elle n’a rien trouvé, perdu dans sa robe noire et son désespoir. Soudain, je lui demande. Quel âge avez-vous ? Je ne sais pas pourquoi. Son âge. 17 ans pourquoi ? Oui pourquoi ? Parce que je la trouve si jeune pour vouloir disparaitre. Parce que je la trouve si jolie. Je lui dis. Je ne sais pas. Juste, je voulais vous dire que vous étiez jolie. Elle me regarde surprise. Merci. De rien. Je m’en vais. Je n’aime pas les braderies.

« La seule façon de traiter avec un monde non libre est de devenir si absolument libre que votre existence même est un acte de rébellion. »

Albert Camus