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Nouvelles du monde

Le métro bis

Je suis dans le métro. Il est 18h. Il y a du monde mais pas trop. Assise dans un carré, je suis absente, perdue dans mes pensées, dans mes errements, là mais pas vraiment là. Ni vraiment là. Ni vraiment ailleurs. Juste absente. Au monde. À moi-même aussi, d’une certaine manière. Je n’arrive pas à me concentrer pour lire, Elle, Télérama, mon livre, un livre que je n’ai pas encore commencé, La légèreté d’Emmanuelle Rigaud. Il traine depuis quelques jours, semaines, dans mon sac. C’est fou ce que le temps passe vite quand on est perdu dans ses pensées. La légèreté. Non, le dernier livre que j’ai aimé, c’est Les loyautés de Delphine de Vigan. Les loyautés. C’est bien de ça dont il s’agit quand je suis comme ça, perdue dans mes pensées, concentrée à ne pas me laisser envahir. À moins que ce ne soit déjà fait. Je ne veux pas prendre mon téléphone, les réseaux sociaux, Facebook, Instagram, ces subterfuges d’échappées. Fausses échappées. L’esprit distrait un instant, mais ce n’est pas comme ça que la vie se fait.

Et puis, soudain, je vois quelque chose, rien, un geste imperceptible, je suis attirée. Interpellée. Je sors un peu de mes pensées. Mon attention soudain captée. Ce geste. Et d’un coup, avec lui, un peu de l’environnement, les gens dans le wagon, le bruit ambiant, le bruit agréable, de la musique en fait. Je n’avais même pas entendu qu’un homme était en train de chanter en jouant de la guitare dans le wagon. Le chanteur est derrière moi. Le geste, c’est un homme en face de moi, debout, devant les portes. Il a porté la main à son porte-monnaie, à sa poche et il en a sorti une pièce de monnaie. La musique. Je me retourne, je vois le chanteur, il est habité. Je me retourne dans l’autre sens, je souris à cet homme qui a sorti sa monnaie. Il est grand, costaud, tatoué, rock, limite punk, il ne lui manque plus que sa Harley. Je me dis rapidement, tiens, c’est marrant, il ne fait pas se fier aux apparences. C’est vrai, je n’aurais pas imaginé qu’un grand tatoué donne de l’argent à un musicien dans le métro. C’est con les clichés. Je souris, intérieurement et à lui. C’est bien hein. Silencieux. Je reçois sa réponse tout aussi silencieuse. Oui. Ça passe par le regard. Un sourire. On se comprend. On se parle. On parle le même langage. C’est dingue. Moi, bobo parisienne en jean 7 for all mankind, all mankind, tu parles, surtout pour ceux qui le peuvent oui, et mon petit pull, et mes boots qui vont bien, aucune chance, en fait, que je parle à un grand tatoué, avec des chaînes et un blouson de cuir, je ne sais pas, je sais plus mais je crois même qu’il avait un gilet de cuir sans manche, le truc complètement abstrait, mais ça veut bien dire à quel point, dans mon esprit, nous ne sommes pas de la même planète. Non, aucune chance, même avec mon ouverture et mon goût du lien, ma capacité à la rencontre et mes discours de tolérance, aucune chance. Aucune chance qu’on se rencontre. Encore moins qu’on se parle. Aucune. Laissons la place à l’exception. Très peu. Presque pas. Cet homme, dans d’autres circonstances, m’aurait peut-être même fait peur. Quoiqu’il en soit, il y a des fossés entre les gens par le vêtement, quelle que soit notre bonne volonté. Mais il y a aussi l’exception. La preuve. Et c’est tant mieux. Je ne me souviens pas ce que le chanteur chantait. Tout ça s’est passé très vite en fait. Et avant, j’étais trop prise par mes pensées. Et après, le morceau était déjà terminé. Je me souviens juste que c’était de l’anglais.

Le chanteur, n’a pas fait le tour du wagon. Il est descendu à la station pour laisser les voyageurs descendre et il est remonté. Personne ne lui a donné d’argent. Il n’en a pas demandé. Il est remonté. Il a dit, Mesdames et Messieurs, quoi après ? Iggy pop, les Doors, les Rolling stone ? Dingue je me suis dit, c’est un Juke-box cet homme en fait, musique à volonté. J’ai pensé aux Doors. A Jim Morrison, la grâce et la sensualité réincarnée. Et puis, il est mort dans la nuit qui précédait ma naissance et j’ai longtemps dit sur j’étais sa réincarnation. Le désespoir aussi. Le wagon se tait. Personne ne demande. Tout le monde et tête baissée. Personne n’appuie sur le juke-box. Nous ne sommes tellement pas habitués. A quoi ? A la gratuité ? A la proposition gratuite ? Au plaisir gratuit ? Au geste spontané ? L’homme tatoué lui aussi se tait. Les Doors. Jim Morrison. Je vais demander, dire, Les Doors. Je suis sûr le point de le faire mais je n’ai pas le temps. Face au silence, le chanteur ajoute, Bashung ? J’hésite une demie seconde. Les Doors ? Bashung ? La poésie française. La poésie. Je me retourne. Bashung. Deux ou trois personnes lèvent le nez de leur téléphone et peut-être une ou deux de leurs pensées, comme moi quelques minutes auparavant. Osez Joséphine ou Gaby ? Ah bon j’ai le choix du morceau en plus ? Quelle chance. Ça va vite dans mon esprit. Le refrain de Osez Joséphine. Osez, Osez Joséphine. Rien ne s’oppose à la nuit. Et celui de Gaby. Gaby, oh Gaby. Osez c’est bien. Osez, Osez Joséphine. Rien ne s’oppose à la nuit. Rien ne s’oppose à la nuit, c’est le titre d’un livre de Delphine de Vigan. Les loyautés. La dépression. L’inceste. La bipolarité. Gaby. Je dis Gaby. C’est évident.

Je ne retourne vers l’homme tatoué. Je lui souris, complice, d’un coup, avec lui de la chance qui m’est donnée, de la chance que j’ai saisie. Un homme dans le métro va chanter Gaby pour moi grâce à lui. J’ai 15 ans et demi. Je me sens la reine du monde. Fulgurances, je suis traversée par les images, idées, pensées, des premières radios, des premiers amours, semblant d’espace de liberté. J’ai toujours rêvé d’une dédicace sur les ondes rien que pour moi. Comme un amour, le signe d’un amour, public, officiel. Et la voilà ma dédicace. Gaby oh Gaby. Grâce à lui. Je souris. Je regarde l’homme tatoué. J’écoute. Gaby oh Gaby. Tu devrais pas m’laisser la nuit. Le long, le long, des golfes pas très clairs. Oh Gaby. Ça swingue. Ça danse, dans mon cœur et dans ma tête. Dans mon corps aussi. Je danserais bien là tout de suite. Dans le métro. Pur moment de poésie. La poésie de l’inattendu. Gaby. Oh Gaby. Le chanteur ne me regarde pas, la casquette vissée sur la tête, un joli foulard autour du coup, un pull doux, plus gentil garçon que chanteur des bas-fonds, pas du genre à faire la manche dans le métro ni à être enfermé dans un souterrain. Comme quoi, les apparences aujourd’hui. Cela dit, cet homme ne fait pas la manche, il fait le juke-box, il propose l’artiste et même le titre et me demande pas la monnaie. Un juke-box gratuit. C’est ma chance. Il chante. Gaby. Oh Gaby. Les yeux fermés. Non, vraiment, il ne fait pas la manche, ne quémande aucune monnaie, il est habité. J’écoute. L’homme tatoué aussi. On écoute ensemble. On partage ce moment. C’est vraiment inattendu. Un drôle de concert privé. Gratuit.

Quand même, on arrive à République. A une station de chez moi. Par cette ligne-là, je descends à Oberkampf. Je cherche un peu de monnaie. J’écoute, je n’aurais pas la fin de ma chanson, je pourrais presque rester dans le métro. Je me dis ça comme ça, juste pour prolonger le moment, la chance, la dédicace. Mais non, je me lève, je vais rentrer chez moi, même sans la fin de la chanson. Le moment est le moment. J’ai envie d’écrire pas ce texte mais un roman. Je regarde l’homme tatoué, je lui souris à nouveau, et, je ne sais pas pourquoi, comment ça se trouve comme ça, on se croise dans le couloir entre les deux carrés, on va vers le chanteur, et il me dit, je descends à la prochaine. Moi aussi. Oui, moi aussi. C’était bien de descendre avec lui. C’était peut-être pour ça que je n’avais pas besoin de la fin de la chanson, parce que la rencontre était là, avec celui qui m’a fait reconnecter à la réalité. De la musique. Du plaisir.

Je glisse la monnaie dans la poche de la chemise du chanteur, poche fermée par un bouton, qui n’ouvre même pas les yeux. J’attends l’homme tatoué, mon partenaire d’écoute, de chance, ma chance. Il hésite un instant, ce n’est pas si commun de glisser de l’argent dans une poche, fermée de surcroit, d’un chanteur qui n’en demande pas. Il descend. On fait quelques pas ensemble. Gaby. Oh Gaby. Je suis là, vraiment là, ici. Station Oberkampf. Je regarde ses tatouages, je n’ai pas spécialement envie de lui parler. Il n’y a pas grand-chose de plus à dire, juste se contenter de cet instant de complicité partagée. Il avance un peu plus vite, me devance. Je le regarde s’éloigner. Ses tatouages sont colorés. Je l’imagine aller au Bataclan. Je ne sais pas pourquoi. Encore un cliché sans doute, celui du régisseur tatoué. À moins que ce soit pour remettre en place la ligne de l’humanité. La complicité contre les attentats. La musique ne tue pas. Elle réunit. Ici aujourd’hui. Dans le métro. Dans les salles de concerts. Au Bataclan. À la radio. J’ai eu ma dédicace. Une dose d’amour. Il est devant moi mais il m’attend. Il me tient la porte. Je souris. Je remercie. Il monte les marchés 4 à 4. Je sors ravie. Le métro c’est ça aussi. La vie.

« La seule façon de traiter avec un monde non libre est de devenir si absolument libre que votre existence même est un acte de rébellion. »

Albert Camus