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Nouvelles du monde

Neyla

Neyla, ma chérie, mon cœur, ma douceur, mon amour. Ma fille. Cette si belle âme qui m’a été confiée. Neyla, avec toi, je crois que je déjoue deux destins. Le tien et le mien. Neyla, tu es née au Maroc. Ma mère était égyptienne. Il n’y a pas de hasard. Le Maroc ça a un rapport avec l’Égypte non ? Oui, bien sûr. Je suis allée te chercher au Maroc. Nous nous sommes rencontrées à l’orphelinat et puis, tu es venue avec moi à l’hôtel, 5 jours, rien que de toi et de moi. Et puis, il n’y avait plus de place à l’hôtel et, une femme que je connaissais à peine, m’a invitée, nous a invitées, chez elle. L’hospitalité marocaine. Alors, avec toi, je suis allée dans sa famille, une famille qui aurait pu être la tienne. Une famille marocaine. Non, il n’y a pas de hasard. J’y ai retrouvé ma mère, la famille de ma mère. Cette famille aurait aussi pu être la mienne. La culture du Maghreb est la même, de l’Algérie à la Tunisie, en passant par le Maroc, et jusqu’à l’Égypte. Les hommes sont dehors au café, et les femmes sont chez elles. Reines du foyer. Et dans ce foyer, la reine des reines, c’est la mère. La reine mère. De mères en filles. Et, quand il y a plusieurs mères, comme dans cette famille, où vivent trois générations de femmes, la reine est celle du début, la plus âgées. Maria a 80 ans, c’est une très belle femme, intelligente, et cultivée. Bavarde. Avec parfois des airs de jeune fille coquine. Dans la maison, il y a aussi Widad, 50 ans, sa fille, la femme qui m’a invitée, qui nous a invitée, et Afssa, sa fille, 20 ans. Maria et Widad, auraient pu être ma mère et ma grand-mère. Ou ma mère et moi. Et Afssa ma fille, si j’avais eu une fille, à un âge plus raisonnable. Maria est une femme sublime. Une reine. Une reine mère dans toute sa splendeur. Femme magnifique, autoritaire et tyrannique, sensible, une enfant elle-même, demandant plus d’attention qu’un nourrisson, que toi ma chérie, c’est comme ça. Ce que la reine veut, Dieu le veut et, ce qu’elle veut par-dessus tout, c’est l’enfant. Ou plutôt la fille. Oui, la fille lui appartient. La sienne et toutes les autres, celles qu’elle peut s’approprier, celle de sa fille en particulier, la mienne aussi, tant qu’à faire. Toi qui, déjà, ne m’appartient pas. Toi qui es née sans moi. Toi qui n’est ma fille que par un coup du destin. Le tien et le mien. Toi que j’aime d’amour, oui, déjà, en voyant à quel point, déjà, tu es toi.

J’ai vu Maria, elle aurait pu être ma mère. Elle m’a dit, tu es ma fille. J’ai retrouvé ma mère, ma grand-mère, et je me suis dit, oui, à ce moment-là, je me suis dit, oui, tellement, qu’avec toi, grâce à toi, j’allais rompre deux destins, une malédiction, de mère en filles. De ces mères voleuses. D’enfants. De filles. De ces mères dévoreuses. Qui veulent des filles. Pour les manger

Et moi, j’ai continué de voir ma mère, la culture de ma mère, dans cette famille qui aurait pu être la mienne. Qui aurait dû être la tienne. Celle-ci ou une autre. Je regarde ces femmes qui veulent être la mère des enfants des autres, sans doute parce que d’autres ont pris le leur. Elles en sont fières. Regarde, il me préfère à sa mère. Regarde, il dit mon prénom avant Maman. Regarde, elle me sourit à moi. Elle est bien dans mes bras, mieux que dans les tiens. C’est comme ça. Je suis meilleure mère que toi. Je prends ton enfant, j’y ai droit. C’est comme ça. L’enfant appartient a celui qui le prend. Et je regarde ces femmes, et même ces hommes, ces jeunes gens, ces enfants, s’approprier l’enfant. Sans respecter ses besoins. Encore moins ses désirs. Et on claque des doigts pour attirer son attention. Regarde-moi. Donne-moi, ton amour. Et on claque des doigts. C’est culturel ça aussi. Et on claque des doigts. Regarde-moi. Viens dans mes bras. Aime-moi. Et on s’arrache le nourrisson comme un paquet chair, comme un morceau de viande. Viens avec moi. Donne-moi. Et le nourrisson passe de bras en bras, tout le monde veut le manger. De bisous. Un peu de son amour. Et de sa pureté. Donne-moi. Donne-moi. Et on le fait sauter. Et on le fait danser. Et on le touche. Et on le sollicite. Et on se l’échange. Viens. Viens. Viens avec moi. Donne. Donne. Donne-le-moi. Aime moi. Ne dors pas. Ne crie pas. Qu’est-ce que tu as ? Et à moi l’étrangère, celle dont on convoite l’enfant, encore et toujours la culpabilité. Attention, attention. Tu ne fais pas comme il faut. Attention. Mets lui un bonnet. Attention il faut le tenir droit. Attention tiens le couché. Attention. Attention. En moins de deux, n’importe qui pourrait paniquer et le leur laisser. Le nourrisson. Par peur de le tuer. Attention. Mais entre eux, non, pas besoin de faire attention au nourrisson, il est à disposition. Ils se le partagent. Et il n’a pas le droit d’être grognon. Hyper sollicitation. L’enfant, le nourrisson, vole dans les airs, au sens strict. Et il est mis sur la table, tout aussi littéralement. Un jour un homme m’a dit en parlant de toi mon amour, « Mets-la sur la table pour savoir par qui elle sera mangée. » C’est culturel. Aussi. Je regarde cette manière de faire, je ne la juge pas, mais, je me dis que je ne suis pas comme ça, pas du tout, moi qui murmure à l’oreille de ma fille, et la caresse doucement. D’où me vient cette manière ? Je me dis qu’enfant, j’ai dû détester ma mère. Pas elle bien sûr, mais sa façon de faire. Si on croit à l’incarnation, mon âme, arrivant sur terre, aurait peut-être aimée une autre façon de faire. Oui, je crois. Je ne m’explique pas autrement, mes réflexes inventés. Ah ma mère. Ma grand-mère. C’est ma grand-mère qui m’a élevée les 3 premières années de ma vie, après, elle est tombée malade, sinon, ça aurait été plus, j’en suis sûre maintenant. Elle m’aurait volé à sa fille. De mères en filles, les filles donnent leur fille à leur mère. Maria a élevé Afssa, la fille de sa fille, elle la portait dans son dos. Widad dit sans sourciller, qu’elle n’avait pas le droit de la toucher. « Prend garde à toi. » Et pourtant, contre toute attente, ou pas, Maria, n’a pas élevé ses enfants, ni les garçons mais ça, c’est assez normal, mais ni les filles. Widad, la première, l’ainée, celle qui est née pour être sacrifiée, à sa mère, a été élevée par une bonne. Et la cadette, la plus belle, le trésor, c’est normal, c’est la cadette, dit Widad, qui est au Canada, a réussi à s’échapper, a été élevée par sa tante, une sœur de Maria. Ceci explique peut-être cela ? Ici, la valse des enfants, des nourrissons, de bras en bras, de vie en vie, de maison en maison, est une tradition. Donne. Donne. Donne-moi.

« Donne-la à la bonne. Mange. », dit Maria. « Mange. Mange. Tu n’aimes pas ? » Mange. Parce que, si le corps du nourrisson est l’objet de toutes les sollicitations, le corps de l’adulte est, lui aussi, mis sur la table. Mange. Mange. Tu deviens la fille, même le fils, l’enfant, qu’il faut manger. Alors, Maria, ma mère, ma grand-mère, veut que je mange. « Mange. Mange. Tu n’aimes pas ? » Dix fois. Vingt fois par repas. « Mais si, c’est très bon. Je n’ai plus faim, c’est tout. » « Mais mange. Mange. Tu n’aimes pas ? » Mais si. Mais. Et, quand ça ne suffit pas, soudain, dans un geste d’intrusion involontaire, Widad me met à manger dans mon assiette. « Elle te dit de manger. » Mon assiette. Ses doigts. Son besoin. Mon corps. Mange. Un ordre. Alors, je mange, parce qu’après une semaine à ce régime-là, à un moment, je cède. Parce que je ne sais plus comment faire. Comment dire non. Comment ne pas vexer. Moi qui voudrait les remercier de leur hospitalité. Je commence à trouver quelle a un prix cette hospitalité. Parce que cette hospitalité sans limite s’arrête à ma liberté. Je n’ai pas donné ma fille alors, au moins, je dois manger. « Mange. Mange. Tu n’aimes pas ? » Ça aussi c’est culturel. Et puis, Maria n’est pas tranquille si je ne mange pas. Elle a besoin que je mange. Alors je cède, et je mange, ce que je ne veux pas, même si je n’ai plus faim. Et que j’ai déjà mangé plus que ma faim. Tu m’étonnes que ma mère avait des troubles du comportement alimentaire. Alors je mange. Et je ne sais plus si j’en avais envie ou pas. Et à ce régime-là, alors que je ne mange pas de viande, la semaine d’après, sûrement j’en mangerais. Pour avoir la paix. Par culpabilité. J’ai déjà cédé sur le goûter. Tous ces gâteaux sucrés, trop sucrés, que je mange maintenant à 19h avec le thé parce que le dîner est à 22h. Même si je tombe de sommeil. Je n’ai qu’à faire la sieste ou à ne pas dormir. C’est tout. « Mange. Mange. » Comment faire quand la mère, la reine mère, décide que tu dois manger et qu’elle, elle ne cède pas. « Tu n’aimes pas ? » La viande. « Mange. Mange. » « Je ne mange pas de viande. » « Mais pourquoi ? Mange. C’est bon. Mange. Tu n’aimes pas ? » Mange. Mange. Mange, tu ne sais pas qui te mangera. C’est ce que ma mère disait. À la maison, pas de question, c’est mon père qui me mangeait mais, c’est une autre histoire.

Et ici, soudain, je me dis que, comme Maria, ma mère me mangeait aussi, et sa mère avant elle, oui, ma grand-mère aussi, de mères en filles. Que ma mère est morte et que, paix à son âme, c’est mieux ainsi. Que je comprends pourquoi c’était si difficile, pour moi, d’être mère à mon tour. Je n’avais personne ma chérie, à qui te donner à manger. J’avais si peur de te manger. Dévorer. Même de bisous. « Mange. Mange. » Je ressens, au plus profond de moi, l’agression, involontaire. Mange, sinon je ne suis pas tranquille. Mange, sinon je ne prends pas le pouvoir. Sur ton corps. Tes besoins. Tes désirs. Mange. Et comment faire quand cette femme, cette mère, la reine mère, Maria, a passé sa journée dans la cuisine ? Mange. Je mange. Je lui donne raison. Je lui sacrifie un de mes besoins élémentaires, me nourrir, comme je veux, à ma faim. Selon mes besoins. Et de fait, si je lui donne ça, je lui donne mon corps à manger. Et ce qui sort de mon corps, mon enfant aussi. Mais, Neyla n’est pas née de mon ventre, elle est née de mon cœur. De mon propre désir. Et Maria, n’est pas ma mère, inshallah. Je mange mais je ne l’ai pas donnée à manger. C’est déjà ça. J’ai déjà dit non. Le premier jour et puis ceux d’après. Sur ça, je n’ai pas cédé. Ça n’empêche que Neyla va dans leur bras. Parfois même, Maria ou Widad, lui donne à manger, mais pas tout le temps. C’est comme ça. Neyla sera élevée, accompagnée est plus joli, mais disons élevée, par sa mère. Elle ne sera pas comme toutes ces filles, femmes marocaines, sacrifiées. Je ne ferais pas ce que ma mère a fait, surement, avec sa mère et de toute façon avec moi. La fusion mère, fille, amie, gynécée, ne sera pas. Ça ne passera pas par moi. Il fallait au moins toutes ces années pour déplacer ça. Je t’ai attendu 6 ans mon amour. Le temps sûrement de m’attendre aussi. Oui, il fallait au moins ça. Et il fallait que ce soit elle. Une fille. Contre toute attente. De toute évidence. Pour apprendre, comprendre, me heurter, voir, apaiser aussi, peut-être. Maria est une femme délicieuse, et je suis très reconnaissante de son hospitalité, de sa générosité, de tout ce qui fait qu’elle est là, pour moi, pour nous. Le reste, ça la dépasse. C’est culturel. Ce n’est pas contre moi, évidemment.

Alors, je lui pardonne. Je sourie même, quand elle prend Neyla dans ses bras et qu’elle dit à une de ses amies, « Tu vois, ça, c’est ma fille. Ça c’est ma fille parce qu’elle, c’est ma fille. » Elle parle de moi. Oui, je sourie parce que Maria n’est pas ma mère, et que j’ai compris. Et, quand un peu plus tard, alors que je donne le biberon à Neyla, elle me dit, « Donne-la à la bonne et mange. » Je sourie aussi. Je me dis que voilà, la boucle est bouclée. Et que oui, je lui pardonne, évidemment. Et à travers elle, peut-être que je pardonne à ma mère, et à sa mère avant elle, de m’avoir dévorée. Mangée. Mange. Je vais te manger. Donne. Tu es à moi. Neyla, mon cœur, ma douceur. Ma fille. Incroyable que tu sois une fille. Ma fille. De mères en filles.

Maria dit qu’elle n’aime pas les garçons mais les filles. Et elle n’est pas la seule. Les autres aussi. Elles, elle s’occupent de leurs parents, de leur mère. Il y a 40 garçons à l’orphelinat pour 5 filles. Les marocains gardent leurs filles, ne les abandonnent pas, les donnent à une femme de leur famille, ou au pire a une Marocaine. Les filles ne sortent pas du Maroc. Elles restent la, pour combler des mères, qui veulent des filles. Neyla est une fille. Elle n’aurait jamais dû m’être confiée. Sa mère aurait dû être marocaine. Une femme me l’a dit le jour où je suis sortie du tribunal avec elle, « Tu n’aurais pas du l’avoir. » L’adoption pose la question du destin. Évidemment, plus que tout autre enfant, même si, au fond, je crois que c’est la même chose. J’ai vu le destin de Neyla en transparence. Et moi, j’ai compris un peu plus le mien. Avec Maria, avec sa fille, Widad, avec sa petite fille, Afssah, qui elle, semble avoir trouver une alternative et des chemins de traverse. Et, si je raconte ça, c’est pour mettre en perspective les chemins. Je ne suis sans doute pas une invitée facile. Pour elles. Elles m’ont aidées en plus de me recevoir. A comprendre. Ce qui s’est joué. Ce qui s’est défait. Et je suis fière moi, oui, du chemin parcouru, d’avoir pu te rencontrer. Et je me dis, oui, que j’ai déjoué le destin, avec toi, le tien et le mien. Que je brise, que nous brisons, la malédiction. Des mères voleuses. Des mères dévoreuses. Sans le vouloir. Parce que c’est ainsi. Que je pardonne à Maria évidemment. Et même que je la remercie. Et à ma mère. Et à ma grand-mère. Et je promets, de t’élever dans le respect. De tes besoins. De tes désirs. De ta liberté. ‬

« La seule façon de traiter avec un monde non libre est de devenir si absolument libre que votre existence même est un acte de rébellion. »

Albert Camus