L’île du soleil
Bolivie. L’île du soleil. Berceau de la civilisation inca. L’humanité. Divisée. L’ile se bat. Deux communautés. Celle du sud et celle du nord. Les touristes arrivent au sud et sont taxés : 10 bolivianos de droit d’entrée. 10 bolivianos. Rien pour nous, beaucoup pour eux. Quand même, je me demande pourquoi je dois payer 10 bolivianos pour accéder à une île, une terre, un bout de terre, l’île du soleil, sur le lac Titicaca, la terre n’est-elle pas à tout le monde ? Comme le soleil ? Ou la lune ? L’île de la lune est en face de l’île du soleil. Est-ce qu’il faut payer pour y accéder aussi ? Je me le demande. Je me demande où va le monde quand le monde nous demande de payer pour accéder à une île. À quel moment avons-nous basculé ? À quel moment la beauté est-elle devenue payante ? Et pourquoi ? Pour acheter quoi ? D’autres choses. D’autres rêves. Les nôtres. Ceux de l’Occident. Une nouvelle robe. Une belle voiture. Beaucoup d’écrans. Téléphone. Télévision. Portable. Et les yeux qui ne se lèvent plus sur la beauté. Du monde. Et moi, comme d’autres, j’achète 10 bolivianos l’accès à la beauté. De la terre. Du soleil. De l’île du soleil.
Seulement voilà, avec mes 10 bolivianos, je n’ai droit qu’à 1/3 de l’île. Depuis 6 mois, la communauté du nord, en fait du centre et du nord, a mis en place des barrages et ils empêchent les touristes de passer et de visiter cette partie de l’île. Leur partie. La plus belle. Ils n’ont pas de port et donc pas accès aux 10 bolivianos. La communauté du sud ne veut pas partager. Elle s’en fout. Les touristes ne veulent pas payer deux fois. Quand même, il ne faut pas exagérer. La boucle et bouclée et la situation bloquée. Je me dis que, décidément oui, où va le monde entre argent et beauté, la haine. Évidemment, les deux communautés ne se parlent plus. D’accord. Je ne suis pas du genre à accepter ce genre de situation sans insister. Ça me joue des tours mais je n’accepte jamais les impasses, les injustices, les absurdités, la haine, sans résister. Essayer. Tenter. De les dépasser. Alors, le deuxième jour, je pars me balader. Je prends un chemin vers le nord. Je me dis que si je tombe sur un barrage, je rebrousserais chemin. Je me dis que je ne pourrais sûrement pas m’empêcher de leur dire ce que j’en pense. Même avec mon espagnol incertain. Quand même, n’est-ce pas dommage pour tout le monde cet état de fait ? Je me dis que je ne devrais pas trop insister. Qu’un barrage est un barrage. Et que je me connais, parfois je me tape des murs. Et ce n’est pas toujours une bonne idée. Je me dis tout ça et puis plus rien. Je regarde la beauté. Les falaises qui tombent dans l’eau. Escarpées. L’île de la lune. Les rayons de soleil dans la mer. Le bleu intense du ciel. Le village du centre de l’île. Et une plage. J’arrive à l’entrée du village et je n’ai pas croisé de barrage. Je me dis que j’ai de la chance. De voir toute cette beauté. Même pas payée. Je croise un vieil homme étonné. Il n’a pas vu de touriste depuis 6 mois. Qu’est-ce que je fais là ? Je n’ai pas vu de barrage. Je me dis que c’est peut-être parce qu’on est dimanche. Que les familles ont autre chose à faire que de surveiller une frontière imaginaire entre l’argent et la beauté. La haine. Il me dit de faire attention, que les hommes n’aiment pas, que c’est risqué, que je ne dois pas aller plus loin. Je peux aller voir la plage quand même ? Il faut toujours que je résiste, que je repousse les limites, surtout quand je les trouve injustes ou absurdes. Il sourit. Oui. La plage oui. Mais pas plus au nord. Je regarde le chemin qui va plus loin. J’hésite. Une pointe de regret. Je regrette cette décision qui me semble injuste et absurde. Pour autant je m’étais dit que je ne voulais pas me taper de mur. J’ai déjà eu la chance de ne pas rencontrer de barrages. Je vois, juste à la sortie du village, le chemin des crêtes. Je me dis que je vais aller voir la plage et puis retourner par là. Que j’ai de la chance oui, quand même, d’avoir pu avoir accès à toute cette beauté. Qu’il ne faut pas trop en demander.
Je lui souris, je descends à la plage, je reviens et je vois un enfant, que j’avais déjà vu avant, juste avant que le vieil homme arrive. Je me dis que j’ai envie de le prendre en photo. Je regarde le chemin des crêtes. Je me souviens que je dois faire attention. Ne pas provoquer. Je m’arrête quand même. Un homme sort. Il crie dans ses yeux. Je vois ses yeux d’abord. Une certaine violence. Sa parole suit. Go back to Lassah. Je me souviens de ça. Au Tibet. Un policier m’avait dit ça. Go back to Lassah. La dictature chinoise. Le même ton. La même voix. Soudain à nouveau là. Ici la dictature de quoi ? Je ne sais pas. Il me dit de retourner immédiatement d’où je viens, qu’ici, on ne veut pas de moi. D’accord. Je peux prendre le chemin des crêtes, juste à la sortie du village ? Il faut toujours que j’insiste n’est-ce pas ? Non. Non ? Non? Je cris à l’intérieur. Je me tais à l’extérieur. J’ai bien fait, de me taire pour une fois. Il rentre chez lui. Je vais à la sortie du village rapidement et retourne sur mes pas par le chemin des crêtes. Voilà. Parfois la résistance se fait avec le silence.
Je marche. Le lac Titicaca. Le lac le plus haut du monde. Le vent. Le silence. Mon cœur s’apaise. Souvent les murs et les absurdités me blessent. Les injustices m’écorchent le cœur. Tout me touche, mon cœur s’accélère et il me faut du temps pour reprendre mon souffle. Souvent. Ici à 3500 mètres, j’ai le souffle coupé par tant de beauté et mon cœur s’apaise. Je me dis quand même que c’est vraiment dommage de priver qui que ce soit de cette beauté. Les touristes mais aussi la communauté du sud. Je pense aux gens qui ont des amis de l’autre côté. Comment font-ils ? Ils ne peuvent plus se voir. Tout ça pour 10 bolivianos et même 5 puisse qu’il suffirait de partager. Je pense à tout ça et puis, je n’y pense plus. Les cultures en terrasse. Les reflets du soleil sur l’eau argentée. Les ombres et la lumière mélangées. La beauté.
Je vois de loin un drapeau. Une cabane. Une famille. Leurs vêtements colorés. Une petite fille en rose. Tout en rose. Je me dis que j’ai envie de la photographier. Un homme se lève et se dirige vers moi. Je m’arrête devant le drapeau et la petite cabane. L’homme s’approche. Il se demande ce que je fais là. Il regarde derrière moi. Je regarde de l’autre côté. Je comprends que je suis devant un barrage mais de l’autre côté. C’est drôle. Je me dis que le dimanche, il n’y a un barrage que sur le chemin principal. Que j’ai eu de la chance. Que j’ai bien fait de tenter ma chance. Je regarde l’homme s’avancer. Derrière lui, un autre homme, deux femmes et un bébé et puis la petite fille. Ils déjeunent. Des tubercules. Du maïs. Ils pique-niquent dans la beauté. Je me dis que j’ai faim. Qu’il y a 10 minutes je me suis dis que je me serais bien arrêtée pour pique-niquer. Là dans la beauté. L’homme est près de moi. Qu’est-ce que je fais là ? Sans violence. Sans haine. Je ne devrais pas être là. Par ou je suis passée ? Je lui dis. Et puis j’enchaîne, je ne peux pas m’en empêcher. Je lui dis que cette île est magnifique, que c’est dommage quand même, et tout ce que j’ai pensé depuis que j’ai payé ces 10 bolivianos pour avoir accès à 1/3 de beauté. Il est désolé. Il comprend. Moi aussi. Je souris. Ils pique-niquent ? Oui. Et là, il me propose de me joindre à eux. Je crois que c’est tout ce que j’espérais. Je lui demande comment il s’appelle. Aaron. J’adore ce prénom, il n’y a pas de hasard. Je le remercie, tellement, d’être simplement ce qu’il est, gentil et les autres aussi.
Et je m’assois avec eux dans la beauté. Des tubercules. Du maïs. Des Havas. De la tortilla. Je sors mon coca light et mes crackers pour les partager. La petite fille en rose s’approche de moi. Elle s’appelle Diane. Elle a 4 ans. Je lui donne du coca light dans un verre. Elle le boit et reste près de moi. Et puis, le verre tourne, un peu de coca light pour tout le monde. On a fini le repas. Diane ne m’a pas quitté. Elle m’a adoptée. Moi qui souhaite adopter. Moi qui me dit que j’ai vieillie, que je suis plus vieille de 5 ans, par rapport au début de ce projet, que je pourrais adopter une enfant de 4 ans. Je la regarde me regarder. Et sa mère allaiter sa petite sœur. Et l’amie de sa mère sortir son vieux téléphone sans écran mais avec Facebook. Et son oncle, Aaron, discuter avec son ami à lui. Je me dis que j’ai de la chance d’être là avec eux, dans le partage et la beauté. Je demande si je peux les photographier. Ok. Je fais quelques photos. Aaron se lève et va se promener.
Je me lève à mon tour. Je le rejoins. Les paysages ont sublimes. Crique. Sable jaune et pierre blanche. La montagne dans la mer. Il m’emmène un peu plus loin. Vue de haut sur une autre plage. La langue de sable comme un rivage. Oui, j’ai de la chance. Je retourne sur mes pas pour chercher mon appareil photo. Je propose à Diane de venir avec moi. Si ça mère est d’accord. Elle n’attendait que ça. Elle me prend la main. On s’éloigne. Selfie à deux avec mon téléphone. Elle rit devant notre image, elle regarde mon visage. Je lui passe mon appareil photo. Elle cadre. Et puis moi. Elle jette des pierres et puis moi. Aaron a rebroussé chemin, on est toutes les deux. Elle rit, met ses bras autour de mon cou. Oui, j’ai de la chance de ce lien soudain. Et puis, finalement, on retourne sur nos pas. Je dois rentrer de l’autre côté, au sud de l’île. J’ai rendez-vous avec un Shaman.
Je les quitte là. Emplie de beauté. La beauté de la nature. Celle de ce moment partagé. Celle de Diane et même de mon envie de la garder. Au loin, des touristes arrivent vers nous. Aaron me demande de leur dire de faire demi tour. Je souris de l’ironie. C’est moi qui vais faire barrage. Je m’éloigne. Je me sens privilégiée. Je me dis que l’argent fait barrage, que l’essentiel ne peut pas s’acheter, l’amour et la beauté. Je me dis que j’ai de la chance. Je me retourne et leur sourit. Je leur dis au revoir de la main. On se dit au revoir de la main. De loin. Et puis, je retourne sur mon chemin. J’explique au groupe de touristes qu’ils ne peuvent pas passer. Ils rebroussent chemin. Je les suis. Je me dis qu’à leur place, j’aurais peut-être essayé, tenté. Je me dis que oui, vraiment j’ai de la chance. Beaucoup de chance.