Mila
J’ai un chat. Elle s’appelle Mila. Elle sort. Avec moi. Dans les restaurants. Dans les cafés. Dans les jardins. Et dans les allées. Elle est la mascotte du quartier. Elle se pose. Elle se laisse caresser. Elle est un distributeur d’amour. Je la laisse si elle en a envie. Un quart d’heure. Une demie heure. Sur les genoux de quelqu’un. Elle ne bouge pas. Elle n’est pas à moi. Elle est avec moi. Elle vit chez moi. Elle file aussi parfois. Dans la rue. Histoire de s’amuser. Elle ne va jamais loin. Elle s’arrête si elle ne me voit pas. Elle revient si elle comprend que je veux retourner prendre mon café. Elle n’est pas à moi. Mais on est bien ensemble. Il me semble qu’on s’est bien trouvé. Il me semble qu’elle se serait bien trouvée avec pas mal de gens. Pas mal de gens me demandent où elle est maintenant. Elle est la mascotte du quartier. Elle vit chez moi. Elle rentre parfois seule. Ça ne m’arrange pas. Je voulais continuer à prendre mon café parfois. Elle est comme ça. Elle vit sa vie. Elle a ses envies. De chat. Je dis parfois que c’est un chat chien. Elle est inattendue. Elle joue avec des balles. Elle me les ramène. Elle joue avec des morceaux de polystyrène qui servent à protéger les fleurs de vie. Égyptiennes. Je suis à moitié égyptienne. Mila est un croisé siamois. Parait-il. Elle adore les sacs de chez Merci. Et Merci l’adore. Ça lui va bien tiens. Mila est un chat bobo parisien. Chat chien. Chat bobo parisien. Chat de gouttière croisé siamois. Mila est surtout un chat libre. Comme tous les chats. Elle aime jouer dans le jardin du musée Picasso avec les pigeons. Elle ne les chasse pas. Elle joue. Et quand je veux aller prendre un café. C’est elle qui se laisse attraper. Mila est un chat urbain très civilisé. Elle n’est pas à moi. Mais il me semble que nous nous sommes bien rencontrées. Elle est un chat libre. Elle fait bien ce qu’elle veut sans se préoccuper de savoir si c’est un chat ou si c’est un chien. Ou même un humain. Urbain. Elle a toujours été comme ça. Je l’ai laissé faire. Le premier jour quand elle est arrivée dans ma vie, dans mon quartier. J’ai pris un café. Histoire de la présenter. Elle a pris un verre d’eau. Elle était tranquille. Peur de rien. Sauf du mal. Peut-être. J’en ai profité.
Mila sort. Avec moi. Je crois que ça m’a arrangé. Je n’avais pas envie de la savoir vivre dans un 40 mètres carrés toute sa vie. Personne n’est fait pour habiter dans un 40 mètres carrés. Ni les chats, ni les chiens, ni les humains. Les humains s’y sont faits, surtout les parisiens. Les chiens et les chats aussi. Nous avons oublié que ce n’était pas ce qu’il nous fallait. 40 mètres carrés. De solitude. Les humains sortent un peu quand même. Le matin et le soir pour aller travailler. Parfois le week-end pour faire la fête. A l’occasion un verre ou un diner. Et quelques week-end à la campagne. Heureusement il y a les vacances. Les chiens sortent un peu. Avec leur maitre. Leur maitresse. Une fois par jour. Week-ends et vacances comprises. Les chats, c’est moins sympa. Eux, ils ne sortent pas. Ce sont des chats d’appartement. Ils sont toujours aimés pourtant. J’ai la chance d’avoir une vie où je sors un peu quand je veux. À tout moment de la journée, je peux aller prendre un café. Mila sort avec moi. Parfois je la sors exprès. Après mon café. Je me dis cela fait un moment qu’elle ne s’est pas promenée, vu un nouveau paysage, qu’elle n’a pas pris l’air. L’air de rien. Mila n’est pas un enfant. C’est évident. Ni un chien. Pour autant, elle demande parfois à sortir. Elle a le droit. Je descends. Je la laisse dans ma cour. Une petite impasse plutôt. Elle est un peu petite à explorer. Alors, Mila file souvent, traverse mon passage et va dans une cour en face de chez moi. Je la laisse faire. Ce n’est pas une cour vraiment, c’est plutôt une petite rue pavée, qui dessert des maisons, des petits immeubles sur deux étages, des ateliers, des bureaux, des artistes et des artisans. La campagne à Paris. Mila s’y engouffre. Mila joue. Mila courre. Mila revient voir si je suis là. Mila prend l’air. Il y a un fauteuil. Il y a mon voisin. Il y a une vie de quartier. C’est bien un quartier avec une vie de quartier. J’ai de la chance d’habiter ce quartier ou tout le monde, ou presque, se connait. Je m’assois sur le fauteuil. Je lis un journal. Je papote avec mon voisin ou au téléphone. Et puis, à un moment, j’ai envie d’aller prendre mon café. J’appelle Mila. Elle revient. Elle s’amuse un peu. Attrape-moi si tu peux. Et puis, elle se laisse attraper. Elle n’est pas à moi. Mais oui, elle est avec moi. J’ai de la chance. Je suis bien accompagnée. Mila est un chat urbain. Un chat chien. Un chat croisé siamois. Un chat bobo parisien.
Mila comprend tout. Mila pense. Je crois que les animaux comprennent tout. Je crois qu’ils pensent, ressentent, souffrent, comprennent. Mila parle. Elle a quelque chose d’humain. Mila est un chat libre. Mila est un distributeur d’amour. J’ai beaucoup de mal à comprendre qu’on ne l’aime pas. Et, sauf phobie ou allergie, j’ai toujours fait très attention, je ne me suis jamais demandé si elle pouvait déranger. C’est vrai. Il faut dire qu’elle est la mascotte du quartier. Elle peut déranger pourtant. C’est vrai. J’avais oublié. Elle peut déranger c’est un fait. La dernière fois que Mila est allée dans la cour pavée. Une cour privée, je ne savais pas, une femme est arrivée très énervée. Je suis la responsable de cette cour. Pas de chat ici. C’est privé. Une propriété privée. C’est privé. Pas de chat ici. Sortez votre animal tout de suite. Responsable de la cour ? J’ai vu après, il y a une deuxième cour à coté avec une jolie petite maison. Il y a écrit concierge. C’est bien. C’est joli. Cette dame a de la chance d’habiter ici, c’est ce que je me suis dit. Mais, je n’en étais pas là et elle non plus. C’est une propriété privée. D’accord. Alors. Madame désolée. C’était ouvert. Un ami habite ici. Je n’ai pas ajouté qu’une personne m’avait donné le code vu que Mila passe à travers les barreaux quand la grille est fermée. J’aurais sans doute du demandé mais. Vous savez. Mon chat est très civilisé. C’est un chat très urbain. Cette femme s’en foutait. Elle ne voulait pas de chat. Un chat est un chat, un point c’est tout. Sortez. Je ne veux pas de chat ici. Ici, les chats sont interdits. J’entends quelque chose de l’ordre de, je ne veux pas de chats, de chiens et d’enfants. Tout ce qui dans l’esprit de cette dame pourrait déranger l’ordre pas du tout établi de sa cour dont elle est responsable. Un chien ça gratte. Un enfant ça pleure. Un chat. Un chat ça ne sort pas. C’est tout. C’est marrant parce que, on dit, pas de chiens pas d’enfants. Mais que faire des chats ? On n’y pense pas. Un chat ça. Un chat ça quoi ? Un chat ça vit sa vie. Un chat c’est libre. Cette femme ne le sait pas. Pas de chat ici, c’est privé. Une propriété privée. Elle m’agresse. Ne cherche pas à comprendre. Encore moins à m’entendre. Pas d’exception. Pas de raison. C’est comme ça. C’est privé. Pas de chat. C’est dans le règlement. Même s’il n’y a pas de règlement. Je respire. Je me dis, ne le prend pas personnellement. Ce n’était évidemment pas personnel. Il n’empêche. Je ne suis pas du style à courber l’échine quand je ne comprends pas. Quand les choses ne me paraissent pas aller de soi. Et qu’on me les impose comme la loi. D’accord. C’est interdit pourquoi ? Par qui ? Ça ne vous regarde pas. Il y a un règlement. Je peux vous le montrer. D’accord. Madame, montrez-le-moi. Comme je le disais, c’est le règlement même s’il n’y a pas de règlement. Un classique. De la peur. Et des petits pouvoirs. Anticiper. Fermer. Interdire. Au cas où. Au cas où quoi ? Sortez votre chat ici. Les copropriétaires ne veulent pas de chats ici. Sortez votre chat ou j’appelle la police. Ah c’est ça. La police pour un chat. La menace pour imposer sa loi. D’accord. Il y a des combats qui n’en valent pas la peine. J’ai tendance à les mener tous, mais j’y perds parfois du temps. Et de l’énergie. La police pour un chat. Une femme concierge qui croit surement bien faire. Emprisonnée dans ses convictions. La liberté de Mila est de ne pas comprendre. La mienne de renoncer. Même si c’est un vrai sujet. Même s’il y a de quoi fouetter un chat. Je renonce. Je ne courbe pas l’échine. Je renonce volontairement, parce que même, si je n’aime pas ça, je sais que je ne pourrais pas expliquer à cette femme que Mila n’est pas un chat, qu’elle est un peu un chien, et même un aussi peut-être un être humain, que surtout, elle ne dérange personne, qu’elle courre juste sur les pavés. Qu’elle ne va pas les balancer. Qu’un chat dans une cour ce n’est pas la révolution. Que les jardins sont plus loin. Que 40 mètres carrés c’est peu. Que 10 minutes pour qu’elle prenne l’air c’est bien. Je ne vais pas lui expliquer qu’elle est un distributeur d’amour. Qu’elle pourrait lui donner de l’amour. Que surement elle en a besoin. Sinon, elle ne serait pas comme ça. Dans la peur. Que par ailleurs, si vraiment elle dérange, évidemment je comprends, ou plutôt je fais avec, il suffit de le dire gentiment. Parce que oui, je comprends le point de vue de cette dame même si je ne le partage pas. Non, je ne vais pas lui expliquer tout ça. Je renonce. J’appelle Mila. Je marche vers elle tranquillement. Mila me regarde. J’ai l’impression qu’elle me sourit. Elle file. C’est moi qui sourit. La femme s’énerve. Vous voulez que je l’attrape votre chat ? J’entends la violence. L’exaspération. Non Madame, merci, je vais le faire moi-même. Je devance sa projection. Pour le coup, elle le prend personnellement. Ça ne l’est pas. Personnel. Je lui explique. Je vais l’attraper. Je vais tranquillement. Ce n’est pas pour l’embêter. Elle va se laisser attraper. C’est juste que, si je vais trop vite, elle va croire que je veux jouer. Et, si je suis vraiment trop brusque, elle va croire que je veux la forcer. Que si elle y va elle, elle risque de lui faire peur. Et que ça, ça n’est pas une bonne idée. Mila n’a pas l’habitude d’avoir peur. Elle n’a pas l’habitude d’être violentée. Ni bousculée. Ni même obligée. Elle a l’habitude d’être libre. Et de choisir librement d’être avec moi. La femme se tait. J’appelle Mila. J’approche. Je me dis qu’elle est sûrement libre parce qu’elle est tranquille. Ou peut-être l’inverse. Elle est tranquille parce qu’elle est libre. Ou les deux. Mila s’en va, file, passe devant moi, devant la dame, dans la cour d’à côté. C’est là que je vois la maison. La conciergerie. C’est chic à Paris. Très bobo parisien. Comme Mila. Je rassure la dame. J’y vais, je vais la récupérer, ne vous inquiétez pas.
Je rejoins Mila. Elle a compris. Elle m’attend. Je la prends dans mes bras. Je reste là, une seconde, Mila dans mes bras. Et je me dis que, quand même, je me demande bien pourquoi Mila ne peut pas se promener là. Elle gène qui ? A part cette dame ? Parce que je sais qu’il n’y a pas de règlement. Que nous sommes dehors. Parce que je sais que personne ne lui a rien demandé. Parce que Mila est un chat chien très urbain. Et qu’elle est très appréciée. Parce qu’un distributeur d’amour ça ne se trouve pas à tous les coins de rues. Et que quand on en a un dans sa cour, c’est dommage de ne pas en profiter. Parce que tout le monde connaît mon chat. Qu’on me demande souvent comment elle va, quand elle n’est pas avec moi. Je me dis que les abus sont souvent de petits pouvoirs. Qu’elle croit surement être dans son droit. Qu’elle devance ce qui n’arrivera pas. Ou pas forcement. La plainte. Qu’elle joue de son autorité. Assez mal placée. Mais que c’est parce qu’elle a peur. Que la peur est souvent mauvaise conseillère. Et toujours une entrave à la liberté. Je me dis qu’elle n’aime pas les chats et qu’elle ne le dit pas. Je me dis qu’elle est emprisonnée. Dans plus de 40 mètres carrés. Que j’habiterais bien sa maison. Et que je laisserais les chats, les chiens et les enfants en liberté. Qu’avec un lieu pareil je ferais des fêtes, de voisins ou de quartier, au solstice d’été et même à la Toussaint. Je me dis que nous vivons les portes fermées et que même quand elles ne le sont pas certaines personnes bien intentionnées devancent les demandes de fermeture. Je me dis que nous avons tellement intégré la notion de propriété, que certains sont jaloux de leur 20 mètres carrés de pavés, qui desserre juste des entrées. Que c’est dommage que même un chat n’ait pas le droit d’en profiter. Que cette cour ne profite à personne. Que c’est dommage. Qu’il n’y ait pas un chat. Et je ne parle pas des chiens. Ou des enfants. Je me dis, soudain, que les rues de Paris sont bien vides. Ou sont passé les chats, les chiens, et les enfants. Je me dis que les photos de Robert Doisneau ne pourrait plus exister. Ça aussi c’est dommage. Je me dis qu’à force de fermeture, on ne pourra plus respirer, asphyxiés dans nos 40 mètres carrés. Je me dis que la solitude est la contrepartie. De nos 40 mètres carrés. Bien à nous. Qu’on ne veut pas partager. Je pense à la Mongolie et à d’autres pays où le foyer est partagé. Ce qui n’empêche pas l’intimité. L’intimité, comme la sécurité, est intérieure. Je me dis que les chats, les chiens et les enfants sont des joies pour tous. Des distributeurs d’amour. Qu’avant ils pouvaient investir les rues et les quartiers. Qu’ils donnaient à tous. Et en contrepartie, ils étaient la responsabilité de tous. Il n’y a pas si longtemps. Je me dis qu’il n’y a pas si longtemps, il y avait partout des vies de quartiers. Des ballons et des cordes à sautées. Je me dis que, dans certaines cultures, on dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant. Qu’en Égypte, les chats étaient des dieux. Que dans une maison, les enfants et les chats savent tout. Que le chien est le meilleur ami de l’homme. Et que le cheval a fait la guerre. Je me dis que parfois, on me dit, à propos de Mila, ou d’autres choses, et si tout le monde faisait comme vous. Je me dis que, si tout le monde faisait comme moi, les chats seraient des chats chiens un peu humain. Et qu’ils apporteraient de la joie à ceux qui n’en ont pas. Que les chiens ne font pas des chats. Que la liberté est faite de générosité et d’amour. Que l’amour est l’envers de la peur. Et que, si tout le monde était un peu plus libre, il y aurait une autorégulation naturelle, parce que la liberté n’est jamais contre mais toujours pour. Je me dis qu’il est facile de s’adapter. Que si quelqu’un n’aime pas les chats, les chiens ou les enfants, c’est surtout dommage pour lui. Je me dis que chacun cherche son chat. Que si tout le monde était comme moi, les enfants aideraient les personnes âgées, ce sont eux qui ont le plus de temps libre, et donc le plus de libertés. Que les uns ont à apprendre des autres. Et que pour toutes les personnes âgées, seules, cela ferait de la compagnie. Que même ça pourrait donner sens à leur vie. Que leur donner, à défaut d’un enfant à garder, ou en plus, un chat ou un chien, ça serait déjà bien. Que l’amour est le sens de la vie. Et que donner un sens à sa vie maintient en vie. Je me dis tout ça. Je me dis que les rues désertes sont une absence de vie. Je me dis que nous avons peur de tout. Du regard de l’autre. Des microbes. De tout ce qui dépasse, fais du bruit, interroge. Que la société est sécuritaire. Pas de chat. Pas de chien. Pas d’enfant. Je ne veux entendre une mouche voler. Je me dis que cette sécurité à tout prix crée de l’insécurité. Intérieure. Je me dis que même, on anticipe la peur. Les contraintes. Les obligations. Je me dis que cette femme n’est pas méchante. Non. Elle a intégré l’insécurité intérieure. Elle crée la règle qu’elle croit la plus sécurisée. Pour elle. Je me dis qu’elle ne sait pas qu’elle a peur. Je me dis que je ne lui en veux pas mais quand même. Je me dis qu’il y a bien des choses à relativiser. Que, si nous ne sommes pas doux, déjà entre nous, comment demander à ceux qui ont opté pour la terreur de l’être. Avec nous. Je me dis tout ça. Je rentre chez moi. J’avais envie de prendre un café. Mais non. J’ai envie de rentrer chez moi. De me protéger. De ne pas risquer. Alors que je sais que je ne risque rien. Je me dis que la liberté est fragile. Qu’il faut la cultiver. Que je vais continuer à la cultiver. J’arrive devant ma porte. Je laisse Mila descendre de mes bras. Elle file dans la cage d’escalier. Elle est un chat chien. Un peu humain. Elle est libre. Et c’est bien.