Le process
Opéra. L’Apple store. Un samedi matin. Il y a mieux comme sortie le samedi matin, je préfère la piscine ou le yoga ou même rien, chez moi avec mon chat. Mais là, je suis à l’Apple store un samedi matin. Je n’ai pas le choix, mon ordinateur a visiblement un problème et, dans mon ordinateur, il y a ma vie. Mes photos. Mes écrits. Mes projets. Mes rêves. Mes envies. Ma vie. Je passe ma vie sur mon ordinateur. Alors voilà, je ne veux pas, je ne peux pas, qu’il tombe en panne, me lâche, m’en passer. Je suis dépendante c’est un fait. À ma création aussi et elle passe par mon ordinateur. Sauf en voyage, en voyage, je fais des photos. Bref. Je suis arrivée à 9h pour l’ouverture à 9h30, pour passer avec un technicien sans rendez-vous. Il est 15h30.
Entre temps, j’ai vu non pas un technicien mais trois. Normalement, ils ne donnent pas plus de 45 minutes pour un rendez-vous, c’est le process. J’ai appris que mon disque dur avait un problème et qu’il fallait le changer. J’ai attendu une éternité pour lancer une time machine et tout sauvegarder, pour finalement comprendre que je ne pouvais pas en faire avec mon disque dur endommagé. J’ai sauvegardé mes derniers textes et mes nouvelles photos, heureusement, j’étais en voyage donc, il n’y a pas si longtemps et j’avais fait une time machine juste avant. Évidemment, je suis passée par toutes les couleurs, en ayant eu peur de perdre des données, de rentrer sans mon ordinateur, de devoir m’en séparer. Je mesure mon degré de dépendance et mon absolu besoin de liberté. Je me dis que je n’ai pas les moyens d’avoir deux ordinateurs. Que j’ai dit récemment que je pouvais déménager sans problème, changer de vie, je n’ai que mes livres, mes dieux, mes vêtements, mon chat et mon ordinateur à déplacer. Que mon ordinateur ne prend pas de place mais il contient ma vie. J’en suis là quand je me rends compte qu’il me manque une information pour finir ma sauvegarde. Je m’en suis bien sortie. Je fais cette dernière sauvegarde et je laisse mon ordinateur donc, pour changer le disque dur. Je me dis que je ne l’aurais certainement pas pour ce soir. À 12h30 quelqu’un m’a dit que ce pourrait être fait le cas mais je devais le donner tout de suite sans rien sauvegarder, j’ai préféré sauvegarder.
Il est 15h30. J’ai préférée sauvegarder. Et j’ai vu 3 techniciens. Le premier s’est trompé. Il m’a fait lance 2 fois une time machine. Je l’ai attendu longtemps à chaque fois. Le process. Les 3/4 d’heure. Il était occupé ailleurs. Le deuxième m’a bien aidé et le troisième est parti depuis un moment pour sa pause déjeuner. Il devait revenir mais non. J’ai déjà demandé deux fois déjà si quelqu’un pouvait m’aider. Mais non. J’en suis là et je commence à m’impatienter. J’attends depuis 3/4 d’heure qu’un 4ème technicien veuille bien terminer avec moi. Mais voilà après 6h passé à l’Apple store opéra, je ne suis plus du tout dans leur process. Je demande. Je redemande. Je demande encore.
Une femme arrive. Droite. Grande. Blonde. Rigide. Je ne me dis pas tout de suite qu’elle est rigide, mais si, peut-être quand même. Elle a un accent un peu rigide. Madame, vous voulez qu’un technicien vous appelle Qu’un technicien m’appelle ? Je ne comprends pas. Je suis là depuis 6 heures, j’ai vu 3 techniciens. Non, je ne veux pas qu’un technicien m’appelle, je voudrais qu’un technicien vienne, me dise comment sauvegarder un MP3 et ensuite je laisse mon ordinateur que j’aimerais bien récupérer ce soir mais, vu l’heure, j’imagine que ça ne va pas être possible. Ah non, Madame vous aurez votre ordinateur mardi au plus tôt. Vous voulez qu’un technicien vous appelle, Heu, non je ne veux pas qu’un technicien m’appelle, je voudrais, enfin, tout ce que j’ai déjà dit, et puis, que dans mon ordinateur, il y a ma vie. Madame, vous voulez qu’un technicien vous appelle, Ou vous laissez votre ordinateur et vous le récupérez mardi. Au plus tôt. Mardi, On est samedi. 3 jours, Mais, on m’a dit. Enfin, pour aujourd’hui peut-être pas, mais pour demain. Non, Un monsieur très gentil m’a dit ça à midi et demi. Ce soir. Il est trois heure et demi ce devrait être possible pour demain non, Madame, vous voulez qu’un technicien vous appelle, Ou vous laissez votre ordinateur jusqu’à mardi, Je ne comprends pas. Mardi. Appel. Mon ordinateur. Ma vie. Vous ne comprenez pas, votre collègue m’a dit. Madame, vous laissez votre ordinateur ou pas, Sinon, vous partez et un technicien vous appelle. Mais. Il n’y a pas de mais. C’est le process. Mais. Mais, j’ai les larmes aux yeux et un cri dans le cœur. Pourquoi, Pourquoi vous ne m’écoutez pas, Pourquoi vous ne comprenez pas ? Je veux juste voir un technicien pour finir ma sauvegarde et oui, je veux laisser mon ordinateur, mais, si possible, jusqu’à demain, pouvoir demander, j’ai un texte à écrire, des photos à finir, je suis là depuis neuf heure et demi, un technicien m’a dit, à midi et demi, le premier, je l’ai attendu longtemps, il s’est trompé, je ne veux pas qu’un technicien m’appelle, c’est absurde. Je hausse la voix. Elle me toise, me regarde de haut, sûre de son process et de son autorité, de son pouvoir en tout cas. Madame, je vais appeler la sécurité. Mais, vous ne comprenez pas, votre technique du disque rayé me rend dingue, vous ne prenez pas en compte mon histoire, qui je suis, ma vie. Vous niez mon identité, mon exception, dans votre process et votre proposition ridicule qu’un technicien m’appelle alors que je suis à ici, à l’Apple store depuis 6h déjà, et qu’il y en a plein, des techniciens. Ils ne sont pas tous partis déjeuner. Non, mais justement j’ai passé trop de temps-là, 6 heures, ça ne va pas. Je dois dégager. Elle va appeler la sécurité. 3/4 d’heure par client c’est le process. Je hais les process. Appelez la sécurité. Je m’en fous. L’émotion, d’un coup, au bord de l’âme, je me sens dépassée, par ce monde que je ne comprends plus, ces process qui m’agressent, cette technique du disque rayé qui me tue. Rupture de communication absolue. L’exception n’est plus la règle. La règle étouffe l’humanité. L’humanité ne peut que comprendre l’exception. Et, d’un coup, l’exception n’est plus, l’humanité non plus. Et je ne peux pas lui reprocher non, elle respecte les process, le process de la peur. De la crise. De perdre son job. De se mouiller. Il n’y a pas si longtemps les process ont conduit aux chambres à gaz. Je sais que cela peut sembler exagéré mais non, ce n’est pas vrai. La peur guidait tous ces trains qui les ont exterminés. Les juifs. Les tziganes. Les homosexuels. Je sais que ça peut paraître exagéré mais ça ne l’est pas tant que ça. Le respect de l’autorité. La banalité du mal. Ce n’est pas de moi. Je déteste les process, le process, en particulier celui de la peur. Je fuis la généralité, je cherche l’exception, l’humanité. Et j’ai de plus en plus de mal avec nous, ce monde, cette société, de process, de peur. Peu de gens s’en rende compte mais les process, c’est comme le bruit, c’est une nuisance. À force, comme avec le bruit, on s’habitue au process, on ne devrait pas. Moi, je ne m’habitue pas. Ça m’agresse. Je résiste. Et je crois toujours que c’est possible, autrement, je le dis, certains de mes amis trouvent que j’y mets trop d’énergie. Peut-être mais voilà. C’est comme ça. Je suis à l’Apple store. Un samedi après-midi. Après 6 heure d’attente. Elle va appeler la sécurité. C’est le process.
Je repense à Orange quelques mois plus tôt, Je m’étais fait voler mon téléphone, une autre dépendance, une vendeuse s’est trompée, un ami ne pouvait pas acheter un téléphone pour moi, avec ma carte, j’ai dû me déplacer. Vous comprenez, Madame, vous devez venir, c’est le process. Heu, non je ne comprends pas, je suis en rendez-vous de travail, je vous ai au téléphone, je peux vous envoyer ma carte d’identité par SMS, c’est l’avantage des nouvelles communications, non, je ne comprends pas. Mon ami a eu l’honnêteté de vous dire que ce n’était pas pour lui. Il aurait pu ne rien dire. Il vaut donc mieux mentir ? Madame, c’est comme ça, vous devez venir, c’est le process. J’ai interrompu mon rendez-vous, j’y suis allée. J’ai parlé ce soir-là, de tout ça déjà, le process, où ça peut mener. L’ami qui m’accompagnait a déjà trouvé que ce n’était pas la peine. Pas la peine ? Mais, si personne ne le dit alors, c’est acquis. Le process. La peur. La vendeuse d’Orange a peur de perdre son emploi, le technicien d’Apple n’a que 3/4 d’heure même si je suis là depuis 6h, c’est comme ça, c’est le process. Le process de la peur. À ce compte-là point de salut. Qui ne dit mot consent et je ne consens pas. Je résiste. Je dis. J’écris. Même si ça me prend de l’énergie. Parce que ce soir-là, dans la boutique Orange, une jeune fille m’a écoutée, elle m’a peut-être entendue. Qui sait ? Et puis, si je ne le dis pas, qui le dira ? C’est comme ça, je le dis.
Je le dis aux opérateurs de mon assurance LCL portables, jamais les mêmes, mais ça c’est encore une autre histoire, comme la technique du disque rayé, la mise en place d’une communication déshumanisée au profit du profit. Lequel ? Je ne sais pas, mais certainement pas celui de l’humanité. Je le dis parce que je sais. Je sais que l’humanité va à sa perte. Je le dis. Je le crie.
Elle appelle la sécurité. J’ai les larmes aux yeux. Sentiment d’injustice. D’impuissance. Le pire. Pour moi. Pas que moi je crois. Elle appelle la sécurité. Elle s’en va un moment. En fait, elle va chercher la sécurité. La sécurité, pour elle, c’est que je dois dégager, arrêter de parler, demander une exception, mettre à mal sa pensée. Le process génère une pensée limitée. Je dois dégager ou me plier. C’est le process. Elle revient avec un homme de la sécurité. Elle s’en va. Elle me laisse avec la sécurité, son insécurité, la peur qu’elle a déléguée. Il y a de quoi avoir peur, se sentir mal, coupable.
Je suis face à cet homme et je en sais pas ce qui peut se passer. Il est grand. Les yeux bruns. La peau noire. Habillé en noir. Sécurité écrit en blanc. Pas d’accent. Il semble humain. Alors, je tente ma chance. Je lui explique l’histoire. Et, il me comprend. C’est ça l’histoire, c’est que, plus les process sont la règle, plus il y a de résistants. Il en est un et c’est ma chance. Il comprend. Non seulement il ne me met pas dehors mais il me comprend. Il va chercher un technicien pour ma dernière sauvegarde et il va se renseigner pour mon ordinateur. Et ça marche, c’est ok, je pourrais récupérer mon ordinateur demain. Il s’excuse pour elle. La femme rigide. Il m’aide. Il comprend. Merci. Merci tellement. Beaucoup. Dans cette société de process, la résistance s’organise et c’est selon. Selon celui qui a peur ou celui qui comprend, la vie, l’humanité. Cet homme est un résistant. Je le remercie. Oui, tellement. Il me paraît grand, imposant. Il l’est. De son humanité. Je voudrais l’embrasser. Je fais ma sauvegarde. Je laisse mon ordinateur. Je pourrais finir mon texte, écrire celui-ci. Je le cherche. Cet homme de la sécurité. Il est ma sécurité. Celle de l’humanité. Je ne le trouve pas. Ce texte lui est dédié.